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Le poète rapide
6 octobre 2012

La mort de Renaldo

 

Les verres vides se posent sur le comptoir un peu collant, ils disparaissent pour laisser la place à d’autres verres, pleins, dont de nombreuses mains, apparaissant comme des fantômes, se saisissent, des mains qui rient, qui tintent, des mains de verre qui manquent de s’écraser par terre, de s’émietter, des mains parfois tremblantes, toujours faibles, des vies qui semblent marquées par la fatalité, qui sait, elle existe peut-être. C’est comme ces yeux toujours avides, jamais rassasiés, toujours grands ouverts devant des révélations insanes qu’eux seuls peuvent voir, contempler, d’autres verres pleins, de la bière mais aussi de l’alcool fort, surtout de l’alcool fort qui tinte, lui aussi, fait du bruit, apparaît, disparaît, forme surnaturelle, la femme blanche de la conscience devenue douloureuse au fil du temps. C’est comme ces bouches bien vulgaires sans cesse en mouvement, mangeant sans cesse quelques chose d’invisible, l’aliment de la vie désolante et merveilleuse, ces gueules qui émettent des sons barbares mais parfois d’une douceur incommensurable, ces bouches qui s’ouvrent en d’interminables bâillements, laissant passer d’inintelligibles paroles d’hommes suppliciés ; ces bouches et ces gorges toujours sèches ; ces gorges qui rient presque par devoir ; ces gorges qui grognent leurs amours déçues et inoubliables, leur soif incessante, comme leur colère qui fait se mouvoir leurs bouches, leurs gueules, tachées de miettes de cacahuètes, des rêves toujours frêles. C’est comme ces pieds infatigables et devenus par la force des choses immatériels qui trépignent d’impatience alors que le soleil tarde de plus en plus à se coucher ; ces pieds exécutant des danses improvisées, sauvages, ces pieds qui se multiplient au fil des heures, qui eux aussi sont fragilisés, on n’y peut plus grand-chose, ces pieds qui parfois heurtent le bas du comptoir, ces pieds brûlant de passion et si souvent de joie, ces pieds qui ne trouvent pas de remède à leur mal qui bientôt s’avérera incurable. C’est comme ces chansons qui emplissent l’air comme des odeurs, des chansons qui semblent n’être émises par personne, des chansons éternelles planant telles des animaux invisibles dont parfois l’homme hallucinatoire entend battre les ailes s’alourdissant, paupières qui ne demandent qu’à sombrer dans l’inconscience de la brutalité de la vie et de l’imminence de la fin, des chansons aux paroles envolées, évanouies dont il ne reste plus que l’air, des chansons stupides qu’on crache dans l’alcool et qui reviennent chaque fois en boucles, en spirales sans fin, ces spirales ricanantes, heureuses d’être présentes, heureuses de revoir, de heurter les autres ombres dans ce café que certains ont fini par maudire parce que parfois la vie nous rend mauvais ; des chansons qui montent en puissance, en volume, chantées quelques fois en chœur tandis qu’on s’oublie soi-même, qu’on s’égare dans un rêve confus et hilarant, dans un rêve qui tend à devenir illimité et réel, dans un rêve qui remonte souvent jusqu’aux lèvres comme une gorgée d’alcool, dans un rêve qui s’étend parfois jusqu’à l’écoeurement, un rêve si doux au goût, ce rêve dont on ne peut plus se débarrasser, lointain vêtement qui a fini par coller à nos épaules, la vie est miraculeuse, seconde peau qui frissonne chaque fois qu’une nouvelle chanson est entonnée alors que le soleil de la nuit semble être venu comme un invité qu’on n’attendait plus participant lui aussi à la félicité concise, soleil aux tempêtes qui se calment pour s’asseoir sur un tabouret au coin du comptoir, illuminant la salle de tout son amour restauré, cet amour revenu d’entre les morts. Et les chansons se propagent mais aussi les histoires drôles, les histoires navrantes et profondes narrées pour la millième fois et que tout le monde connaît et qui font chaque fois le même effet, des perles toujours brillantes, toujours neuves, innombrables et si authentiques, des perles qui glissent sur la joue comme un chagrin qui ressemblerait à un gros éclat de rire, des larmes qui ont durci avec le temps, larmes incassables comme le diamant parce que les souvenirs sont toujours contemporains, tapis dans l'ombre, encore bien nets, lisses, si lisses qu'ils ne semblent même pas exister, si nets qu'ils deviennent incroyables, imperturbables alors qu'ils sont posés sur nos épaules depuis des années déjà, comme des haines inassouvies, insatiables qui nous poursuivent, telles des malédictions contre lesquelles on peut encore se révolter mais qu'on ne pourra jamais anéantir, sur lesquelles on peut vomir, qu'on peut injurier à bon droit, invectiver comme le diable quand on a trop bu et qu'on désire la mort de ceux qui nous disent qu'ils nous aiment alors que la cruauté gonfle comme une tumeur, comme une terreur sans nom provoquée par la morale épileptique, bavant des prophéties horrifiques, des folies qui se réaliseront peut-être plus tard. Non, jamais, c'est la rengaine qu'on entonne aujourd'hui jusqu'à la terrasse sur laquelle les étoiles qui scintillaient tout à l'heure se sont faites brusquement plus discrètes, ressemblant à ces morceaux de papier qu'un vent léger fait glisser sur le trottoir et qui ne cesseront jamais de tourner sur eux-mêmes, la distance se prolongeant à chaque seconde, le chemin des débris stellaires devenant interminable, prenant la forme d'un comptoir qui n'aurait pas de fin et qui nous ferait envisager un univers délirant dans lequel le monde serait devenu une immense salle de fête où se répercuteraient les voix stridentes et graves, des cris de joie, les cris de la vie qui se désire invincible, de la vie triomphante alors que la mort patiente poursuit son lent travail d'anéantissement de l'âme qui tend elle aussi à la poussière, non, jamais, jamais, c'est le refrain qui n'en finit pas, c'est la musique lamentable et tendre qui se lève avec la lune indifférente et veule, le jour ayant presque honte d'exister, le jour au ciel argenté d'aujourd'hui que l'on pourrait qualifier de livide mais la joie est encore de ce monde, le bonheur n'est donc pas factice, la lune est plus volumineuse qu'hier, je ne suis pas encore assez loin, la patronne offre une tournée générale. Oui, toujours, cette musique liquide et sereine qui comble les verres levés à la santé de la joie renouvelée, cette musique aux senteurs, aux fragrances grisantes qui renverse l'horreur pour un moment et pour toujours, cette petite musique à la puanteur parfois renversante, odeur de la vie qui se venge d'elle-même, de sa propre substance, de la vie qui nie votre existence, qui maudit pour toujours et à jamais l'être vil et méprisable que vous êtes, que vous avez toujours été, l'enfant terrible et horrible dont les lèvres sont sans cesse mues par la rebellion et les désirs de mort, cette rebellion qui se heurte au culte insensé des valeurs caduques, de la moralité humide et gluante, celle que la musique liquide couvre, celle que les chansons stupides et profondes noient sans vergogne, parce qu'il ne doit plus y en avoir, parce que la vérité est infecte ou bien elle est ailleurs, si loin qu'on ne la voit plus, parce que on offre une nouvelle tournée générale, parce que on désire vraiment abréger ma vie, parce que, loin du mensonge, l'alcool, qui ne ment plus, imbibe ma contre-nature, le sourire de ma beauté, celle qui restera, celle de mes semblables aux caresses si nombreuses, parce que mon histoire humaine peut s'arrêter au coin de la rue, rue animée par des passants bien droits, bien raides qui, bien entendu, savent de quoi ils parlent, des passants qui mastiquent en permanence la justice de la mort, parce que le mal est en chacun de nous, que notre estomac s'emploie à le broyer, mais le mal adhère aux parois souffreteuses, parce que l'idée du mal qu'on vous met dans le crâne ne veut plus en sortir, que le crâne saturé ne cesse de menacer d'exploser, parce que les tournées générales ne cessent plus de se succéder, parce que l'art d'écrire peut déjà en être à ses débuts. Qui sait, elle n'en finira peut-être plus, l'aurore est à des années-lumières désormais, le monde fait des mimiques affreuses, des pieds vengeurs frappent le sol, un chanteur abreuvé amorce une chanson tandis que mon cerveau s'alourdit, s'appesantit sur la laideur du monde totalitaire, tandis que les souvenirs s'éteignent comme des bougies, comme des soleils émoussés, marqués par la fatalité, une fatalité bouffonne qui veut votre destruction totale, comme les voix des ancêtres toujours présentes, bien heureuses que vous soyez leur victime expiatoire, leur holocauste bien mérité, tandis que la salle de bar gonflée à bloc, rendue hallucinante par l'humanité dont le bonheur divague, semble être devenue circulaire, délirante, neuve, énorme, avoir été métamorphosée par un philtre alcoolique et, disons-le, inespéré, tandis qu'on improvise des danses, danses sauvages, danses effarantes et hilarantes qui font tousser les danseurs eux-mêmes, qui hoquettent avec moi, moi, toujours moi, surtout moi, le monstre aux amours immondes, le monstre de la famille dégueulasse qui me remonte aux lèvres alors que je n'ai pas encore assez bu, alors que les tournées générales continuent de se succéder, à moins que je ne titube de plus en plus, à moins que je ne me sois mis, moi aussi, à mon propre insu, à danser, alors que le volume de la radio augmente en intensité, cette musique de variétés qui me fait sourire, pour une fois et pour toujours, loin des anathèmes dont l'écho maladif glisse sur mon enveloppe charnelle et qui a de plus en plus de mal à garder sa raideur orgueilleuse, cette raideur qui fait front face à l'adversité, à ces chiens ayant perdu l'esprit, à ces crocs menaçant de plonger dans votre chair purulente qui ne respecte plus rien, qui se croit maligne et qui ne sera plus que cendres bientôt, cendres haïssables, pour une fois et pour toujours, monde détestable et détesté parce qu'elle l'a bien cherché, cette droiture contre laquelle on ne peut plus rien, cette fierté dure comme l'acier et qui ne plie plus, cette fierté farouche toujours prête à en découdre, pour une fois et pour toujours, cette révolte contre la médiocrité qui se pose des questions sur la pertinence de votre existence, cette révolte toujours sur le qui-vive, à jamais, cendres méprisées parce que le but de la loi est de ne jamais plier, elle non plus, mais tout ça n'a plus d'existence maintenant, le vent lui aussi est entré dans la salle de bar, fulgurance qu'on n'attendait plus, soupir tempétueux, haleine tumultueuse, soupir qui charrie avec lui les voix et les détritus incandescents, radieux du monde extérieur qui ne peut être que délétère, fulgurance qu'on s'était fatigué d'attendre, long et bruyant soupir de lassitude, presque un dernier souffle, une agonie qu'on n'espérait plus, mort imminente mais probablement fallacieuse, et mon petit rire, et un bras qui s'enroule autour de mon cou, un bras d'amitié, un bras d'amour que le miroir, près de la caisse enregistreuse, réfléchit, ainsi que mon visage qui tend à se multiplier comme mes amours aberrantes depuis quelques secondes, visage d'enfant éternel, comme on me disait hier, visage d'éternité candide, visage voué à la mort qui sera bientôt éternel parmi les larmes puantes, visage inédit que je ne connaissais pas encore, qui irradie avec le vent que je peux voir maintenant, comme un rêve inconcevable, conçu en des moments nauséeux, comme un rêve inconcevable en cette vie invivable, ainsi que mon visage que je reconnais enfin, qui est le seul, l'unique, mon identité enfin trouvée, la vraie image de l'immaturité prodigieuse, de la santé surnaturelle, cette image qu'on prenait pour un fantôme, une apparition ridicule et même pas épouvantable, cette image que caresse une main amoureuse et je me retourne et je vois l'improbable, mon semblable, la beauté à nulle autre pareille, cette beauté sereine et émouvante qui gonfle mes poumons d'orgueil, qui va plonger dans mes bras gourds, cette beauté qui ne tient plus sur ses jambes, comme moi, cette beauté hors du commun qui ressemble à ma jeunesse invraisemblable, à ma colère inébranlable, à cette poésie du soir qui se mêle à la douceur du vent, aux fibres de mon corps alcoolisé, à mon corps gracieux qui ne demande qu'à jouir une fois de plus, ce corps qui, je le sais, ne subira pas le délabrement, la mort ne me faisant pas peur, la mort me chuchotant des choses inouïes à l'oreille comme un amant pervers et qui voudrait enfin me faire souffrir mais je ne crains plus rien, la beauté est devant moi, elle est en moi, on offre une nouvelle tournée générale, on me dit que ce sera mon tour tout à l'heure, que je ne peux plus me défiler, elle glisse dans ma gorge comme ce whisky que je bois trop vite et qui me fait tousser, suffoquer et me tire les larmes des yeux, ces larmes que je crois voir dans la beauté ricanante, presque effrayante qui est posée devant moi, une beauté de marbre, que je prends dans mes mains, mains tremblotantes et mouillées de mes yeux, mains qui s'élargissent, mes bras qui s'écartent l'un de l'autre brutalement et ma gueule alcoolique qui s'ouvre grande comme une fleur carnivore, comme si la morale épileptique trinquait avec moi pour me torturer un peu plus, parce que ma souffrance est encore incomplète, parce qu'elle n'est pas encore assez intense, comme si la foule du bar s'était transformée en une entité maléfique dont le but bien arrêté serait de m'ingérer, de me digérer, de me déféquer, de me balayer comme de la poussière morbide, comme si j'allais m'écrouler sur la beauté merveilleuse alors que je rendrais mon dernier souffle.

 

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